Oui Ondes, tu as raison, il faut le voir en concert... Ma fille est allée voir Ibrahim Maalouf pour son dernier concert à Bercy mercredi dernier, elle a fait un compte rendu juste magnifique. Oui je sais c'est long à lire, mais c'est magique... Prenez juste un peu de temps...
Depuis ma rencontre avec la musique de Keith Jarrett, il y a 10 ans, j'ai su que je voudrais faire de la musique le centre de ma vie. Malheureusement, n'ayant reçu ni enseignement solfégique ni enseignement instrumental, vivre de ma passion m'était impossible. Les seuls restes que j'avais étaient ceux du collège. C'est ainsi que 10 ans plus tard, après avoir travaillé ardemment en autodidacte et à l'université, je me retrouve de l'autre côté : celui de l'enseignante, dans un collège. Dans mon travail, on nous parle souvent de compétences, d'acquis, de savoir faire, de savoir être. Beaucoup de mots posés sur des conceptions très abstraites pour moi et pour les élèves. Selon moi – et cela n'engage que moi – la chose essentielle pour ces gamins, au-delà de la culture artistique, au delà des savoirs-faire, c'est le développement de leur sensibilité et de leur relation à ce phénomène de transcendance, cette émotion indicible que provoque la musique. Celle qu'a révélé Keith Jarrett en moi quand j'étais lycéenne. Bien au-delà de la chronologie des périodes musicales, des instruments de l'orchestre et de leur famille instrumentale, le devoir de transmission que je me suis posée comme priorité est celui de la sensibilité. Une chose qu'ils ne prennent pas toujours le temps de creuser, qui leur paraît naturel et évident, sauf que cette chose là ne se trouve pas sur wikipédia. Si mes élèves pleurent sur une musique, s'ils ont des frissons, une grande part du chemin est tracé. Si à leur tour ils arrivent à me faire pleurer et me donner des frissons, je considère mon but comme atteint. Et ils le font.
La musique adoucit les mœurs, dit-on. Au delà d'être un simple divertissement, elle rassemble, unit, fait passer « quelque chose ». Je crois fort en ce quelque chose que je ne sais pourtant pas définir. Nous ne sommes pas tous féru de peinture, de danse, de littérature. Mais je sais que tous mes élèves, de tout âge, peuvent me citer au minimum une trentaine de musiques qu'ils aiment. Je les pousse très souvent à aller voir des concerts : lorsqu'elle est vivante, la musique voit son effet décuplé. J'en ai vécu je crois la plus forte expérience de ma vie hier soir. Une amie que je ne saurais jamais assez remercier a eu l'excellente idée de m'offrir une soirée inoubliable à Bercy : celui du concert d'Ibrahim Maalouf. Le dernier d'une tournée qui s'étend depuis une dizaine d'années. Nous arrivons à 19 heures et je ne sais comment, nous parvenons à nous retrouver tout devant, au pied de la scène. 20 heures, Ibrahim fait son apparition sur la gauche de la scène, parle à quelques caméras, et ne sera pas long à monter dessus. Ambiance électrique, euphorique. Il sourit, simplement, avant d'entamer un petit beatbox, sans un mot. L'émotion transparait sur son visage, rien de surjoué, seulement un bonheur pur et simple d'être là. Un bonheur combien communicatif. Il n'y a pas que le bonheur d'ailleurs : il nous fait systématiquement chanter les motifs mélodiques des refrains : après nous être salués d'un Ya Hala, il revisite ses compositions du début à aujourd'hui, intercalées d'anecdotes, et toujours en faisant de nous des choristes. Un choeur de 16 000 personnes. Il aime raconter sa vie, nous dit-il, et on aime l'écouter. Mais il n'y a pas que les anecdotes qui s'intercalent, aussi des invités de marque, à commencer par Oxmo Puccino, puis Mathieu Chedid, qui nous interprète La bonne étoile : et Bercy s'illumine de milliers d'étoiles. A la demande de M, des centaines de gens allument la lampe de leur téléphone, et, de là où je suis, il me suffit de me retourner pour contempler l'intégralité de la salle parsemée de petites étoiles, c'est tout simplement magnifique. Je ne peux effacer le sourire qui se dessine sur mon visage depuis une heure.
Puis vient le moment de se dire pardon, avec True Sorry. Instant émouvant, dans lequel chacun peut se retrouver. C'est beau. Ce qu'il dit, ce qu'il joue. Des musiciens exceptionnels l'accompagnent, des choeurs d'enfants performants, et puis ses anciens élèves et collègues arrivent sur scène : tous sont réunis. Et on a envie de les acclamer même si on ne les connaît pas. Ce soir, j'ai juste envie de crier parce que cette soirée est belle, quoi qu'il s'y passe. Après le pouvoir des fleurs, j'ai nommé le pouvoir Maalouf, celui qui rassemble, bien plus performant que celui de Valls. Et tellement sincère et humain. Il ne rassemble pas que des gens, d'ailleurs. On assiste à un véritable melting-pot de genres musicaux, entre jazz, hard rock, reggae, musiques traditionnelles, j'en passe... Jamais vu un solo de bignou et guitare électrique... On médite, on rit, on frappe des rythmes arabes, on danse sur une batucada de feu, Zalinde. Il invite même une vingtaine de personnes du public à venir danser sur scène. Quant à lui, toujours souriant, il danse aussi, mais pas que : il se balade, il saute partout, il dirige 150 personnes et trouve le temps de jouer divinement de sa trompette par-dessus tout ça. On parle d'harmonie en musique comme la manière d'associer les sons. L'harmonie musicale de la scène se transfère dans l'atmosphère qui règne entre les 16 000 personnes de la salle. Ou du moins, c'est la sensation que j'ai. Cette humanité, cette idée de proximité, entre nous, les musiciens entre eux, et évidemment entre eux et nous. Pas de vitrine, pas de jeu, pas de superficialité. On est tellement loin des shows à l'américaine, tout en en ayant clairement l'ampleur.
Après une entracte de 20 minutes, d'autres invités défilent : Amadou et Mariame, Tryo, LEJ, Soprano... Puis le noir, un tabouret, Ibrahim, ému, seul avec sa trompette dans un faisceau lumineux blanc. J'ai regardé les infos hier après-midi, anéantie. Je savais qu'il aurait, à un moment ou un autre, un mot pour Alep. Mais il n'a pas fait de discours, et a eu plus qu'un mot, des notes : « Beirut », rebaptisée « Alep » pour cette soirée, plonge les milliers que nous sommes dans un immense moment de silence, d'émotion, d'hommage. Une dizaine de minutes où, les larmes aux yeux, la musique devient une commémoration. Pas besoin de mot, les sons flottent au dessus de nous et tissent une toile d'araignée géante et invisible. La musique est un langage qui se suffit à lui-même. Tout est dit dans l'ostinato infini à la guitare, et ce discours de notes à la trompette, entrecoupée de silences palpables. Il suffit d'écouter, et on sait de quoi il parle. Je me retourne et constate que plein de gens ont rallumé les lampes de leur téléphone. Le ciel de Bercy s'illumine une fois de plus mais prend une toute autre dimension, celle de la compassion, de la tristesse, mais d'une volonté profonde de paix. Il n'est plus seulement question d'Alep, mais du monde, de toutes les vies, humaines, animales, de la vie, de l'univers. La salle devient une immense bulle, et en son sein, « Beirut » devient un message de paix et d'universalité. L'harmonie.
Après trois heures de concert, je suis épuisée, et il m'est difficile de me remettre de cet instant bouleversant qui restera à jamais gravé en moi. Mais, peu à peu, l'ambiance se ravive et le concert se finit en beauté avec, outre une excellente reprise de Queen (oui, il chante très bien aussi!) ce moment dont j'ai tant rêvé : chanter Red and Black Light de tout mon cœur, la musique traversant mon corps littéralement, souhaitant que cette mélodie ne s'arrête jamais, comme si elle était une force qui donne la vie.
En tête d'une liste de dates plus ou moins heureuses que je ne pourrai jamais oublier, vient d'émerger ce mercredi 14 décembre, à jamais marqué par un flot de sensations et d'émotions rares. Trop rares peut-être, mais c'est peut-être aussi leur rareté qui en fait leur force. Ibrahim Maalouf vient de se placer au rang de Keith Jarrett dans ma mélomanie, dans cette petite poignée de gens qui me font croire en la puissance des sons, et surtout la ressentir.
Je ressors de la salle avec l'impression d'avoir été emmenée dans un rêve de 4 heures. Oui, quatre heures de concert. Ibrahim Maalouf ne fait pas les choses à moitié, et pourtant il n'y avait rien à jeter. Il se donne, il nous donne, il reçoit. Cet échange constant me donne l'impression que rien n'a été planifié, comme si son concert était une immense impro géante comme il sait si bien les faire.
Après quatre petites heures de sommeil, je me suis retrouvée face à mes élèves ce matin. J'ai lancé Beirut, ou plutôt Alep, m'appropriant et transférant l'hommage d'Ibrahim. J'y étais encore. Difficile de sortir de cette bulle. La classe suivante a chanté l'ostinato de Red and Black light, d'abord accompagnée au piano, puis de plus belle sur la musique originale. A la fin de l'heure, plusieurs élèves sont venus me demander de leur envoyer des titres d'Ibrahim Maalouf. En sortant de ma salle, deux collègues viennent me trouver : « alors on fait écouter Ibrahim Maalouf à ses élèves ? » J'ai du mettre le volume un peu fort. Je fredonne Red and Black light en boucle et bassine mes collègues avec cette soirée inoubliable, alors même que je ne trouve pas les mots justes pour la décrire. « T'as de la chance, ça devait être bien » me répond-on. J'appelle ma mère pour lui raconter, mes mots me semblent constamment insuffisants, et plus je lui raconte, plus j'ai les larmes aux yeux, poussées par un sentiment dont je ne connais même pas la nature. Est-ce du bonheur, de la nostalgie, ou juste l'émotion brute indéfinissable que provoque la musique ? Je me rends compte alors qu’elle pleure aussi… et cela m’affecte ! Finalement, le but de mon enseignement au collège ne serait-il pas que mes élèves ressentent ce que j'ai ressenti hier soir ?
En ce jeudi 15 décembre, je ne me sens pas très bien. J'ai d'abord cette espèce de frustration de ne pas pouvoir transférer ce que j'ai vécu aux autres, cette sensation de pouvoir raconter une même chose de cent manières différentes, je resterai la seule à vraiment comprendre ce que je dis. Et puis, il y a la nostalgie, avec son éternelle ambiguïté entre l'apaisement et le manque. J'ai l'habitude de ressentir ça en rentrant d'un voyage, quand il faut se replonger dans un quotidien qui semble si vide. C'est bien la première fois que je ressens ça au lendemain d'un concert. Peut-être que c'est aussi parce que je sais que c'était le dernier avant un moment, et qu'il y a cette impossibilité de planifier la prochaine échéance, ou de faire « la prochaine date » : c'était un moment magique et unique, dont on ne peut que se souvenir, mais que la mémoire ne suffira jamais à faire véritablement revivre. Alors, comme dirait Soprano : si j'avais le pouvoir de Hiro Nakamura, j'irai revivre Bercy une deuxième fois.
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